"L’enfant n’a pas de recul"

CLAUDE ALLARD est psychiatre et psychanalyste. Il est aussi conseiller auprès du CSA. Sa pratique et sa réflexion quotidiennes le confrontent au rapport des enfants avec le petit écran. Dans son dernier ouvrage, "Qu’est ce qu’il y a à la télé ?", écrit en collaboration avec la journaliste Cécile Dollé (chez Albin Michel), il donne quelques clefs pour comprendre la fascination qu’exerce la télé sur les enfants. Entretien.

·         Dans votre ouvrage, vous insistez sur trois devoirs des parents vis-à-vis de la télévision : contrôler ce que les enfants regardent, limiter le temps passé devant le petit écran et discuter de leurs émissions avec eux...

L’enfant vit avec cet objet familier dans la maison. La télé va lui donner des références, quel que soit son univers socioculturel. Comment faire, donc, pour éviter les débordements ? La responsabilité va reposer en grande partie sur les parents. Il ne s’agit pas de diaboliser la télévision, mais d’apprendre à s’en servir.

·        Comment les enfants perçoivent-ils la télévision, et quels sont les dangers pour eux ?

Les enfants sont plus fragiles et plus sensibles que les adultes. Ils n’ont pas, par exemple, les mêmes notions de temps et de lieu. Un adulte sait qu’une image projetée dans son salon ne se passe pas en temps réel chez lui. Un enfant, au contraire, n’a pas de recul. L’image est pour lui immanente, elle se produit ici et maintenant.

·         Quelles sont les conséquences pour les enfants, et comment les prévenir ?

L’enfant confronté à une image qu’il ne comprend pas va développer des angoisses, la peur du noir, des difficultés à dormir, un malaise devant le danger... Les très jeunes enfants sont particulièrement soumis à ce schéma. Plus tard, sentir les adultes terrifiés ou commotionnés par une image violente peut leur donner le sentiment d’être incapables d’agir. Il ne faut pas hésiter à verbaliser le malaise. Chez les ados, derrière l’écran de pseudo rationalité ou l’indifférence se terrent des peurs bien réelles. Ils se disent : "Ce que je viens de voir peut arriver chez moi, à ma famille, à mes amis." Il faut les aider à relativiser.

·        La plupart des professionnels de l’enfance s’agacent des programmes matinaux pour les petits. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

Non seulement les diffuseurs balancent des programmes à sept heures du matin, mais en plus ils ne les consacrent qu’aux dessins animés ! On dit aux petits : "Debout les zouzous, réveillez-vous, on va vous en mettre plein la vue." Or, le matin, on sort du rêve et on doit renouer avec la réalité : se laver les dents, se doucher, préparer son cartable, s’habiller... En bref : faire comme les grands. Le rôle des parents est justement d’aider leurs enfants à revenir à cette réalité, et à "s’autonomiser". Absorbés par les dessins animés, les enfants ne se projettent pas dans ce qu’ils vont faire en sortant de la maison. Du coup, ils arrivent en classe les yeux bouffis, pour les plus grands, et la transition avec le monde réel est brutale. Pour les plus petits, on constate que ce passage devant les dessins animés rend plus difficile la séparation avec les parents. On peut s’étonner que très peu de chaînes diffusent des programmes pour enfants après l’école, vers 16h30 - 17 heures pour les petits sans devoirs, et après pour les plus grands.

·         Pourtant les enfants regardent la télé le soir...

Ils regardent en majorité des émissions étiquetées tous publics... Autrement dit la téléréalité. Nous aurions des leçons à prendre des Anglais, et de la BBC : eux ont entamé depuis longtemps une réflexion et une politique de création qui prennent en compte les intérêts de l’enfant. Le fait d’enfermer les enfants dans la fiction les empêche de s’ouvrir sur le monde. La télévision publique a un rôle à jouer dans ce domaine.

·        Entre la télévision, les jeux vidéo et Internet, les enfants d’aujourd’hui sont submergés par les images...

L’image fait partie intégrante de l’univers des enfants. Ils doivent en profiter, mais pas au détriment du reste. Quand tous les enfants font tous la même chose en même temps, on a un risque de stéréotypie. C’est un phénomène qui s’est produit avec les Pokemon, par exemple. Lorsque nous montrons aux enfants que nous connaissons leurs programmes, ils se sentent en confiance. Idem pour les jeux vidéo. Sinon se crée un clivage culturel. Le parent qui investit avec son enfant un programme ou un jeu va aussi échanger avec lui, et "affectiviser" le contenu. Pour cette raison, je suis un adepte du DVD et du magnétoscope : les parents gardent ainsi le contrôle. Je préconise aussi de travailler avec l’enfant sur un calendrier pour les plages réservées à la télé, comme pour le sport : à telle heure, le soir, je peux regarder la télé pendant un temps donné, et après je fais autre chose. Il faut éviter de passer à côté de son enfant et de ses pôles d’intérêt.

Entretien réalisé par Caroline Constant.
Article paru dans l'Humanite 
du 30 septembre 2005.

Interview de CLAUDE ALLARD
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